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Les billets d'humeur d'Eric

Episode 6

A l'issue du précédent épisode, Cécile, qui relit chacun de mes billets d'humeur, m'a demandé si j'allais parler de l'impact de cette consultation d'annonce (sur l'enfant, les parents et les proches) ? Avant de poursuivre mes explications concernant les protocoles et essais thérapeutiques, je me suis dit qu'il serait utile de rompre le fil directeur de mes écrits, et de répondre du mieux possible à cette question.  

Tout d'abord, je tiens à préciser qu'il serait absurde pour moi d'extrapoler sur l'impact psychologique d'une telle annonce chez les parents de notre service. J'ai beau pratiquer assidument certaines formes de méditation que l'on traduit en français par "échange de soi et d'autrui", il me semblerait plus judicieux de laisser la parole aux parents de Valentin. Mon intime conviction est que seuls les parents qui ont ressenti directement la violence de cette annonce pourraient, s'ils le souhaitent, partager cette expérience qui relève du domaine de l'intime.  

Quant à mon expérience professionnelle, je peux rapporter les impacts objectifs de cette annonce de la maladie et de la prise en soins de la maladie.  

Tout d'abord, du point de vue de l'enfant ou de l'adolescent touché par la maladie (les patients de notre service ont un âge qui s'étend de la naissance à 25 ans, ce qui laisse une grande diversité de réactions), les impacts sont multiples.  

Nous imposons une éviction des collectivités plus ou moins longue (de quelques semaines à plus d'un an), avec une scolarité qui doit s'organiser à domicile ou à l'hôpital, avec une perte de liens directs réguliers avec les amis proches. Nous parlons beaucoup actuellement de l'impact psychologique de l'épidémie de COVID, mais cela fait des décennies que les patients d'oncologie pédiatrique ont appris à vivre en confinement. Certains parents et enfants nous disaient avec humour, lors de l'apparition de l'épidémie de SARSCoV2: "cela ne va pas changer grand chose par rapport à nos habitudes", ce qui en dit long sur la sensation d'isolement ressentie. L'extension de l'usage des tablettes tactiles et smartphones, des cartables connectés et des réseaux sociaux, ont permis de recréer un lien plus régulier (comme quoi un matériel utilisé à bon escient n'est pas nécessairement néfaste au développement des jeunes générations !) . 

Les enfants sont, de façon générale, plus faciles à gérer que les adolescents, car ils demeurent dans une vision de la maladie qui n'est pas trop morbide (ils n'ont, par exemple, que peu de conscience du risque vital qui plane sur leurs têtes). C'est bien différent des adolescents et jeunes adultes, qui comprennent parfaitement qu'en cas d'échec, de rechute ou d'autre accident de parcours, leur survie serait compromise. La prise en soins psychologique est dans ce sens bien plus importante et difficile, car les problèmes inhérents à l'adolescence s'ajoutent au stress de la maladie (modifications corporelles encore plus complexes à gérer, difficulté du vécu de l'intrusion du corps adolescent par nos examens et bilans, troubles relationnels avec les parents, préexistants ou apparaissant au moment du traitement, etc.). Par exemple, la consultation d'annonce de la maladie peut se dérouler sans incident chez un adolescent, jusqu'au moment où l'on aborde la chute des cheveux, la pose d'un cathéter veineux central, l'impossibilité de garder leur animal domestique à domicile, ou d'autres éléments secondaires, qui font alors craquer moralement le jeune patient. Les adolescents et jeunes adultes arrivent à projeter leur angoisse sur ce qui va leur arriver. Les jeunes enfants sont tristes et en mal-être au moment où cela arrive (donc bien après l'annonce). C'est la réelle différence entre les 2 groupes et je me suis peut-être mal exprimé (en gros sur la projection possible en fonction de l'âge et des capacités cognitives du patient). Il y a une différence majeure entre se savoir malade (comme on peut avoir une appendicite ou une fracture ou une infection même sévère) et se savoir malade d'une pathologie qui engage le pronostic vital et qui peut entraîner des séquelles lourdes même si l'on est guéri. Il faut une certaine maturité pour en cerner la différence (qui peut être différente selon l'enfant, qui peut être plus ou moins mature pour son âge réel).  

En ce qui concerne les parents, j'ai tendance à mentionner un film que j'avais particulièrement apprécié pour sa justesse d'évocation, et qui parlait du parcours erratique des parents d'un enfant atteint d'une tumeur cérébrale: "la guerre est déclarée". En effet, je vous laisse imaginer qu'en plus de l'annonce d'une maladie à risque vital, les parents vont devoir: - réorganiser leur vie (surtout s'ils sont séparés, ce qui est tout de même assez fréquent, parfois avec des lieux de vie éloignés et des conflits non résolus) - trouver une possibilité de compensation financière, car au moins un des deux parents devra interrompre son activité professionnelle le temps du traitement lourd. Aucun motif réel d'arrêt de travail n'existe pour justifier la présence d'un parent aux côtés de son enfant malade (c'est le psychiatre du service qui établit un certificat précisant "dépression réactionnelle", ce qui permet aux parents d'attendre d'autres compensations, comme l'allocation enfant handicapé et l'allocation journalière de présence parentale) - gérer parfois une fratrie plus ou moins nombreuse, des problèmes de santé personnels ou familiaux et parfois des conditions de vie insalubres (incompatibles avec certains de nos traitements)  

C'est donc une guerre avec de multiples combats à mener simultanément, le tout avec parfois une hospitalisation complète initiale de plus d'un mois (ce qui n'est guère pratique pour affronter les lourdeurs administratives) ! Même avec un support lourd (psychologue, pédopsychiatre, assistante sociale), je me suis toujours demandé comment les parents arrivaient à tenir le choc, à continuer d'apporter un soutien continu à leur enfant, sans s'effondrer. Quand je leur demande, la plupart du temps leur réponse est quasi-identique: "je dois tenir, il le faut pour mon enfant, je ne peux pas craquer".  

Les grands oubliés de l'histoire, jusqu'à une période très récente, étaient les frères et sœurs. Ceux que l'on a appelés ensuite les aidants. Ceux que moi-même j'oubliais auparavant, car les conditions s'y prêtaient: pas d'entrée des mineurs de moins de 15 ans dans le service, pas de consultation systématique, pas de lieux dédiés pour les rencontres. J'avoue qu'avant 2008, la majorité des frères et sœurs que je voyais, c'était pour une raison utilitariste! En effet, en cas de maladie nécessitant une greffe de moelle, la fratrie a une chance sur quatre d'être compatible. Donc je voyais les frères et sœurs pour le bilan sanguin, puis pour leur expliquer la greffe de moelle (et faire le prélèvement de leur moelle en cas de compatibilité). Une relation assez superficielle et réductrice, vous ne trouvez pas ?  

Quelle avancée pour la fratrie depuis environ 10 à 15 ans ! Depuis une étude montrant que les frères et sœurs d'enfants guéris d'un cancer dans leur enfance allaient moins bien psychologiquement que l'enfant traité, nous nous sommes rendus compte de notre erreur. En n'intégrant pas la fratrie dans le processus d'annonce, nous laissions des enfants dans l'ignorance de ce qui se passait dans leur famille (quelle maladie, quel risque, pourquoi les parents allaient moins s'occuper d'eux pendant une période donnée, pourquoi ils ne pouvaient pas entrer dans le service d'oncologie pédiatrique, toutes ces questions étaient éludées). Au final, la fratrie se sentait délaissée, reléguée au second plan, alors qu'en fait leurs parents auraient fait la même chose pour eux s'ils avaient été touchés par la maladie. L'entendre dire par les professionnels qui s'occupent de leur frère ou sœur malade, cela semble changer énormément l'impact psychologique sur les aidants, et j'espère sincèrement que des études de qualité de vie ultérieures confirmeront notre impression.  

Pour finir, je parlerais brièvement de l'impact sur l'entourage direct de l'enfant malade et de sa famille. Tous les individus sont différents, certains ont peur des hôpitaux ou de la maladie, certains ont peur d'approcher un enfant malade (ou ont la crainte qu'il puisse mourir), donc ce que je décris n'est pas un jugement moral mais un fait objectif. L'impact de la maladie sur les proches (amis ou famille) ne laisse personne indifférent, mais semble orienter vers deux comportements typiques :

- Le groupe de personnes qui apporte plus de soutien (ce seront les personnes qui aideront la famille dans des aspects divers de leur vie: aide aux courses ou tâches ménagères, garde de la fratrie, dons de jours RTT de collègues de travail, avec parfois création d'une association de soutien, apports de plats au domicile, brefs tous ces gestes quotidiens qui rendent la vie plus légère et réveillent "la part d'ange en nous". -

Le groupe de personnes qui se désengage des relations avec la famille, comme je l'ai précisé, par peur de la maladie, de l'insoutenable de voir un enfant malade, par crainte de projeter potentiellement la vision du cancer chez leur propre enfant, ou tout simplement par peur de mal agir, d'utiliser des paroles qui pourraient blesser. De ces personnes, la plupart des parents nous disent: "je pensais que c'étaient de bons amis", "nous qui pensions pouvoir compter sur eux", "c'est dans l'adversité que l'on voit quels sont ses proches amis ou parents".  

Pour ma part, je suis persuadé qu'en transmettant une information claire et précise à la population générale, nous arriverons à augmenter la taille du premier groupe aux dépens du second. C'est, je vous l'avoue, une des motivations d'écriture de mes billets d'humeur.  

Pourquoi aider un proche qui lutte de toutes ses forces pour accompagner son enfant gravement malade ? Le sage Terence répondrait: "pour que rien d'humain ne me soit étranger".  

A bientôt, pour approfondir la notion de protocole et d'essai thérapeutique.

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